Sortir de Paris, travailler moins et vivre localement : ces nouvelles aspirations qui façonnent nos vies

Quelle est l’expérience de ceux qui ont quitté les grandes villes ? Cet ancrage répond-il à leur quête de solidarité et d’écologie ? Décryptage avec Nathalie Collin, directrice grand public et numérique du groupe La Poste, et le sociologue Jean Viard.

Couronnés de nouvelles valeurs, très recherchées depuis les bouleversements du Covid, les territoires semblent avoir repris le devant de la scène depuis maintenant trois ans. Les petites villes, la campagne ont la cote, partout en France les prix des terrains et des maisons explosent, promettant une vie proche de la nature, gage de bien-être, de liens humains plus authentiques. Qu’est-ce que c’est vraiment sur le terrain ? Vivons-nous une vraie révolution ou racontons-nous des histoires qui nous font du bien ? Directrice grand public et numérique du groupe La Poste, Nathalie Collin a un regard privilégié sur les mutations en cours. Le sociologue Jean Viard décrypte depuis des années notre rapport à l’espace et au temps. Tous deux cherchent des réponses à une grande question : comment créer en commun ?

Mademoiselle Figaro. – La pandémie a réenchanté les zones rurales et les villes moyennes. Mais avec les récentes difficultés d’accès au carburant, la ville et ses transports en commun ont gagné des points… Quelle nouvelle géographie se dessine ?, Jean Viard. – Je crois que nous ne mesurons pas encore l’impact culturel, civilisationnel et économique de la pandémie sur nos vies. Il nous faudra probablement dix ans pour assimiler ce qui s’est passé, grâce notamment au travail d’intellectuels et d’artistes. N’oublions pas : en mars 2020, quelque 5 milliards de personnes se sont arrêtées pour sauver environ 300 millions de personnes – d’abord les personnes âgées, en surpoids ou malades. Et nous vivions enfermés chez nous dans une sorte de grand vide, de vide. Cela n’a pas été sans conséquences. Un million et demi de couples en France ont explosé – et 10% des couples en Chine ! –, 80 % des cadres parisiens rêvent de quitter la capitale, on estime que 2 à 3 millions d’actifs ont changé de carrière  ; au total, environ 5 millions de personnes ont déménagé. Ce qui ne veut pas dire que d’autres ne le feront pas plus tard. Le mouvement est là, puissant. Dans le même temps, 30 % des jeunes femmes déclarent ne pas vouloir d’enfants et 45 % des moins de 25 ans déclarent ne pas avoir eu de relations sexuelles depuis deux ans. Nous sommes entrés dans une société de retrait, où chacun essaie de former un cocon. Qu’avons-nous le plus acheté depuis 2020 ? Matelas! Et le marché du bois explose. Les gens veulent transformer leur maison en chalet suisse. Environ 900 000 maisons ont été achetées l’an dernier.

Que penses-tu que cela signifie? J. V. – Que, par exemple, les quinquagénaires qui pensaient quitter Paris à leur retraite, anticipent cette décision. On voit aussi de jeunes couples franchir le pas. Prenez le Val de Loire, des villes comme Tours ou Blois, voilà des territoires, à une ou deux heures de Paris, investis par ces télétravailleurs bohèmes, comme je les appelle, dont la culture est très liée au train. C’est une géographie culturelle qui s’y dessine. Intégrant ces personnes dans le tissu local, elles deviennent des acteurs de leur territoire, dont elles intègrent l’identité dans leur propre pays. La grande ville devient un lieu secondaire. Qu’est-ce que ça veut dire? La victoire de l’art de vivre sur l’art de produire. En plus de cette catégorie, j’identifie une autre France, celle des soi-disant « gilets jaunes », des petites villes isolées, comme Saint-Dizier ou Carpentras, et des zones résidentielles suburbaines. Nous y achetons un terrain pour le prix et la proximité d’un rond-point qui facilite l’accès au travail et à l’école. Ces habitants de la classe ouvrière connaissent une ascension sociale grâce à l’accès des femmes au travail, ce deuxième salaire leur permet d’acheter la maison. Enfin, la troisième France est celle des producteurs, paysans et ouvriers. Ils vivent depuis longtemps à proximité de leur travail, expérimentant déjà ce que la pandémie a changé chez les autres. Des études montrent que les Français aimaient se rabattre sur leur famille, leurs amis, leur commune. C’est ce qu’ils demandent aujourd’hui : une société soudée.

Comment vis-tu cette expression, Nathalie Collin ? Nathalie Collin. – Elle nous parle, bien sûr elle ne fait que toucher. D’abord parce qu’à La Poste, la plus grande et la plus décentralisée des entreprises françaises, nous vivons au quotidien cette société soudée. La pandémie a montré que les gens ont besoin de proximité. Avec 245 000 facteurs et 17 000 points de contact partout, nous y répondons concrètement. Nous n’avons pas non plus vu d’explosion des demandes de mutation parmi nos salariés, dont seulement 40 000 peuvent télétravailler. Les autres, en grande majorité, sont sur la route ou dans nos bureaux de poste, au contact des clients. Les facteurs vivent déjà dans cette société soudée. Nous sommes acteurs de la chaîne à travers tous nos services, y compris la livraison. Le colis représente plus de la moitié du chiffre d’affaires du groupe et nous avons une part de marché de 65 %. C’est très important.J. Q – C’est donc le nouveau couple sur lequel repose l’entreprise : un mélange de local et de livraison. Cette société locale ne fonctionne pas sans ouverture sur le monde, mais cela pose question, sachant que la livraison représente 20% des moyens de transport. Par exemple, La Poste devrait être obligée de livrer dans des véhicules électriques…N. C. – Tout à fait d’accord, et nous y avons travaillé longtemps ! Plus de 50% de notre flotte est déjà électrique. China Post vient de passer, mais jusqu’à récemment nous avions la flotte la plus électrifiée au monde, principalement grâce à nos voitures et nos vélos. Pour les poids lourds c’est plus compliqué, car il n’y a pas de solution technologique efficace, mais on progresse à tous les niveaux. Nous avons par exemple lancé des emballages réutilisables et très récemment un colis de Noël à déposer directement au pied du sapin. Ouvrir un colis pour le jeter et le reconditionner dans du papier d’emballage a un coût écologique trop élevé, il faut s’en préoccuper aussi ! Sur laposte.fr vous pouvez calculer votre score écologique, c’est-à-dire impact environnemental de vos courriers et colis en fonction de leur poids, du type d’emballage utilisé, de la distance parcourue, etc. En moyenne, chacun de nos emballages représente, sur son cycle de vie, un peu plus de 400 grammes de CO₂, soit la plus faible émission sur le planète marché. Nous sommes neutres en carbone depuis dix ans grâce à la compensation de nos émissions, mais nous avons un engagement très ferme d’atteindre le «  zéro émission » d’ici 2050. Il s’agit d’innover pour conduire les camions autrement qu’au diesel.J. Q – Il est aussi curieux que le transport et la logistique, qui représentent 10 % de l’activité économique et des emplois en France, presque autant que l’industrie et le tourisme, ne fassent pas l’objet de politiques ou de réglementations spécifiques…N. C. – La réglementation de la logistique urbaine évolue lentement. L’accès au centre-ville doit être réglementé, nous travaillons avec la plupart des grandes villes pour les rendre plus respirables. Il y a des pratiques à changer. Par exemple, ne faudrait-il pas proposer à ceux qui commandent régulièrement en ligne de regrouper leurs livraisons au lieu de recevoir chaque colis individuellement ?

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Comment innover davantage ? J. V. – Il faut inventer, oui, mais aussi revenir à une conception plus collégiale de la rue. Quand j’ai été élu à Marseille, j’ai essayé d’instaurer une politique de conciergerie, non pas par immeuble mais par rue, avec des concierges chargés de sortir les poubelles et de réceptionner les colis, équipés, pourquoi pas, de petites voitures électriques aux meutes des habitants ! Cela crée aussi des emplois.N. C. – C’est ce que nous proposons avec nos Places des services, une sorte de conciergerie non pas de rue mais de quartier, regroupant en un même lieu les services de proximité. Ils sont tenus par un facteur et offrent un casier, des services postaux et d’autres commodités selon leur emplacement, par exemple dans les gares. Mais nous peinons à les déployer à grande échelle, en l’absence de modèle économique viable. D’où l’importance des outils numériques, qui sont un relais. Aujourd’hui, 90% de notre offre est également disponible en ligne, et nous visons 100% d’ici 2025. C’est ainsi que nous assurons notre service public 24h/24. Nous venons d’acheter 20 000 téléphones et 15 000 nouveaux ordinateurs pour mieux répondre aux attentes des clients. Certains ne veulent plus voyager et préfèrent se rencontrer par visioconférence. La signature électronique et l’identité numérique, un de mes chevaux de bataille, rendent toutes les démarches possibles à distance. Je suis sûr qu’on contractera de plus en plus nos crédits immobiliers en vidéo !

Comment les personnes ayant un accès limité au numérique, comme les personnes âgées, font-elles cela ?N. C. – Avec eux, nous jouons un rôle clé dans le premier accès aux services publics. Nos guichetiers des maisons de services françaises les aident à utiliser les sites de la sécurité sociale ou des impôts, les orientent vers les associations adaptées, etc. Nous organisons des ateliers dans les Stages Numériques, créés avec la Caisse des dépôts. L’autre composante est les services de proximité, repas ou médicaments, visites à domicile. Nous sommes le seul réseau réellement organisé, structuré, présent sur tous les territoires, et souvent à la pointe des métiers. D’où la nécessité de développer une présence protéiforme, mobile et hybride : bureaux de poste, agences postales communales, relais commerçants, consignes relais, partenariats avec des buralistes, fleuristes, grandes enseignes… C’est ce regroupement des flux qui permet de rester dans certains domaines, toujours en concertation étroite avec les élus. Avec une obsession commune : comment concentrer les services pour assurer une fréquentation suffisante ?

Et les plus jeunes, les 15-25 ans, comment peuvent-ils se faciliter la vie si les distances ou le manque de transports dans les quartiers les gênent ? N.C. – Il faut d’abord leur expliquer ce qu’est La Poste ! Envoyez une lettre, ils ne le font pas. Ils n’ont souvent aucune idée de ce qu’un bureau de poste a à offrir. Beaucoup nous rencontrent grâce au code de la route, que nous pouvons faire passer dans nos bureaux de poste pendant six ans. Depuis peu nous proposons également le permis bateau et, bientôt, pourquoi pas, des examens de langues comme le Toefl. A quoi bon déplacer 3 000 jeunes au même endroit le même jour, si on a tous les outils pour le faire en ligne maîtrisé et près de chez soi ?

Le « territoire » a-t-il pris sa revanche sur la « province », terme un peu disqualifié ? J. V. – A Paris peut-être, mais chez nous on le dit toujours et on en est fier. Territoire est un mot technique, sans racine, qui est loin de créer plus d’égalité, casse le sens des choses et ne dit rien d’une région. C. – Pour notre part, nous n’utilisons pas le terme de province, qui implique une dépendance à Paris. Cependant, nous sommes une organisation multiterritoriale, reposant sur un réseau dense, organisé avec des élus locaux, dans toutes les régions.

Vous, Nathalie Collin, Jean Viard, dans quels domaines vous sentez-vous ? J. V. – A Metz, où je suis né, on m’appelle messin. En Bretagne, puisque ma grand-mère était de Lorient, je me dis breton. J’ai des racines à Bruxelles par l’intermédiaire de ma femme. Je suis dans le même hôtel à Paris depuis quarante ans, je connais tout le quartier, j’ai ma photo au mur du café Les Éditeurs, place de l’Odéon, où je travaille. Mais je vis dans le Vaucluse depuis 1968 et j’ai l’impression d’être à Marseille, où je suis arrivé à six mois.N. C. – Je suis… de partout et de nulle part. Mes grands-parents viennent de Corse, d’Alsace et de Catalogne. C’est assez cassé ! J’ai toujours vécu à Paris, je passe beaucoup de temps dans les Bouches-du-Rhône et je peux m’imprégner de n’importe quelle région du sud. Je suis en fait de la Méditerranée.

Jean Viard vient de publier « L’année zéro du tourisme ». Réflexion sur l’avenir après la grande pandémie », avec David Medioni, éd. de l’aube.